Nouvelle chronique Eat Like Staff Meal chez Trâm avec Priscilla Trâm et son équipe.
On arrive vers 16h chez Trâm 130, comme indiqué, la lumière encore pâle de fin d’après-midi glissant sur les tables vides. Priscilla n’est pas encore là, toute l’équipe présente est retenue dans la petite cuisine au fond. Alors on se présente à l’équipe — jeune, fraîche, encore un peu timide — quand on reconnaît l’un d’eux, Robin. Il a déjà travaillé avec Staff Meal, et est maintenant apprenti ici. Le monde est décidément minuscule, surtout en cuisine.




Ça s’active déjà sévère derrière le passe, dans un joyeux chaos organisé : des dorades levées sur une planche trop petite, des arêtes qu’on retire à la pince, des bouillons qui bouillonnent, un chili-oil vif qui tâche presque l’air autour, des pleurotes et des shiitakés posés là comme si eux aussi attendaient leur tour. La cuisine n’a presque pas d’espace ; tout s’empile, se croise, se heurte un peu. On se contorsionne pour voir à travers le passe, pour attraper une boîte en hauteur, pour se glisser jusqu’au frigo sans renverser le monde.




Jon Jon, commis-plongeur, aspire le sol avec une attention religieuse. Priscilla nous expliquera plus tard que c’était l’homme de ménage de sa mère, qu’elle l’a embarqué dans ses premiers pop-ups, et qu’ils ont « appris à cuisiner ensemble, professionnellement ensemble ». Il la suit depuis, fidèle comme un fil rouge. L’affection entre eux est palpable.




Priscilla finit par arriver, deux paquets de pâtes coincés sous le bras, comme un trésor inconvenant. Elle n’a jamais fait ça ici pour les clients, des pâtes, mais aujourd’hui, c’est pour accompagner le staff meal : une blanquette de veau aux pommes, aux cornichons et au cidre. L’intitulé a de quoi intriguer, on s’entend. Elle l’a même préparée en avance, venue la veille juste pour ça. En général, c’est Priscilla qui les prépare. À défaut, le sous-chef en l'occurrence Henri, car “les autres n’ont pas encore l’assurance pour les staff meals” et plus ponctuellement JJ, qui de temps à autre débarque sans crier gare avec tout plein de produits philippins et se met à cuisiner pour tout le monde.




17h : La salle, d’un vide sidéral jusqu’alors, se remplit d’humains d’un coup. Lucas, Arthur, Julie, qui sont au service, entrent. Encore engoncés dans les grosses doudounes, ça file direct derrière le bar à remplir les carafes sans réfléchir, et checker les frigos. Ça rigole en se racontant la soirée de la veille. On entend d’une oreille : « Je me la suis collé à la Poliakoff hier… c’est dur aujourd’hui. »
On suit la liste de mise en place — un vrai document produit par Priscilla, presque un plan de bataille. Ça fuse, ça grimpe, ça danse : Robin attrape des boîtes au-dessus de Léna, trop petite ; Léna se penche, disparaît, réapparaît ; la plonge se colle dans un coin pour faire passer les autres ; les choux pointus, les sauces, les herbes, les bacs défilent. À un moment, Léna crie : « J’ai perdu Roger ! Quelqu’un a vu Roger ? »Mais c’est qui Roger ?!! Je comprends plus tard : Roger, ce sont les ciseaux. Comme d’autres outils et ustensiles qu’elle a rebaptisé — toute une famille parallèle qui fait partie de la brigade et filent des coups de main autant que les vrais humains. On se croirait pas dans la Belle et la Bête ?!



On parle pinard avec Lucas : 80 références, beaucoup de changements, et une tendance qui renverse les habitudes — le rouge structuré revient, après des années de blancs nerveux et de rouges très légers. “C’est cyclique”, me dit Lucas. “Le vin ça suit des modes, c’est comme tout.”



Les bougies sont installées, la salle s’apaise doucement… Puis vient le moment pour lequel on est là.
Yael arrive avec l’immense marmite de blanquette. Il la dépose dans un geste cérémoniel. La marmite trône en bout de table et embrasse la table, on dirait une sorte d’autel, un hommage rendu à quelque chose qui dépasse le plat. Priscilla se place derrière, plonge la louche, remue lentement. Les volutes l’enveloppent, comme si la fumée écrivait quelque chose à sa place — l’histoire du restaurant, peut-être, ou l’histoire de cette équipe que le hasard, le travail et l’affection ont tricotés ensemble. J’en rigole avec Priscilla, en comparant cette marmite à de la potion magique, mais ça en a tout l’air. Et l’épithète “magique” n’est pas galvaudé, lorsqu’on aura la chance de goûter à ce plat mijoté tout bonnement exceptionnel !



Quand la blanquette est enfin prête, Henri lève la tête, claque doucement dans ses mains et annonce avec voix : « Allez, on arrête tout ce qu’on fait et on passe à table ! ». La cuisine obéit au quart de tour. Léna lâche un « On va pouvoir se tuer le bide ! » tellement sincère qu’on est obligé d’esquisser un sourire. Priscilla lève les yeux et un sourire au ciel : « Calme-toi, il reste du boulot derrière quand même… »
On s’installe autour de la grande table, serrés, joyeux, encore chauffés par l’intensité de la mise en place. Chacun se sert son auge de pâtes et de blanquette. Une vraie gamelle, un truc généreux, fumant, qui sent le réconfort et l’hiver. Les punchlines pop culture fusent évidemment : “comment est votre blanquette ?” , et tout le monde remercie Priscilla pour le plat. Elle rougit à peine, comme si c’était normal de nourrir autant de monde avec autant de cœur.



Très vite, la conversation glisse sur le staff meal lui-même. Ils nous racontent qu’en été, ils mangent parfois dehors, sur la terrasse, et que les passants s’arrêtent, intrigués.
« Une fois, raconte Priscilla, une dame m’a demandé si elle pouvait m’acheter dix portions à emporter ! »
Les gens pensent que c’est ce qui est servi au restaurant. Et parfois, c’est presque vrai : quand un staff meal est vraiment exceptionnel et qu’il en reste un peu, ils en proposent aux habitués, les fidèles du soir, ceux qui comprennent la maison au-delà de la carte. Comme une porte dérobée dans le menu. Comme un privilège discret de faire aussi partie de l’équipe.
À table, la discussion roule :
Le service d’hier, le nombre de couverts, les clients compliqués, les avis Google, les adorables, les réguliers qu’on aime voir arriver, les retours sur la mousse au chocolat (« hier, ça a cartonné »), les plats qui fonctionnent, ceux qui doivent encore trouver leur juste place. Ça parle pistils, filaments de piment, textures, fermentation. Ça parle bouffe — dans le sens le plus tendre et le plus passionné.


Puis débarque le cheesecake, celui qui devait être servi aux clients mais qui n’a « pas tenu » comme il fallait.
Priscilla le pose au milieu et dit :
« Lui, il s’est clairement pris un pot de moutarde dans la gueule. ».
Et on dirait presque qu’elle s’excuse auprès de lui.
Le cheesecake est certes un peu affaissé, un peu timide, mais délicieusement bon. On s’en sert des … louches généreuses, à même l’assiette bien ratissée de la blanquette. Et on a de la chance : ils nous en glissent trois kilos dans une barquette pour repartir avec. Cadeau du destin, chance de la maison.



On parle aussi de l’origine des staff meals. La moitié du temps, explique Pris’, c’est fait avec les restes et les “invendus” — ce qui oblige à être créatif, pragmatique, malin.
L’autre moitié, l’équipe commande des produits spécifiquement pour les staff meals. Priscilla cuisine alors souvent des plats comfort food : tacos californiens (inspirés de ses années d’études à San Francisco), porc caramel vietnamien aux œufs (thịt kho), et pour la deuxième fois, blanquette aux pommes, cidre et cornichons comme ce soir-là.
Parfois, pour faire plaisir aux équipes, ils passent une commande un peu spéciale pour atteindre le franco chez un fournisseur, et alors ils se font plaisir avec un produit inattendu : lobster rolls, tomahawks de porc fermier du Perche, etc.
Et puis, il y a eu cette fois où ils ont cuisiné des polpette tellement bonnes en staff meal qu’ils ont fini par les mettre à la carte. Même si ça ne collait pas exactement à l’esprit du lieu. Mais c’était trop bon, alors pourquoi se priver ?
Le repas se déroule comme ça, entre rires, confidences, et fourchettes qui raclent le fond des assiettes. Un moment suspendu, simple, délicieux. Le cœur du restaurant, servi dans une marmite.
Au début, pourtant, ce moment n’existait pas vraiment. À l’ouverture du restaurant, personne ne trouvait le temps de s’asseoir ensemble ; le staff meal se faisait parfois après le service, quand certains avaient faim et d’autres plus du tout. L’équipe était éparpillée. Puis ils ont compris à quel point ce rituel avant le coup de feu était indispensable : tenir le corps, recharger les batteries, créer un vrai temps de convivialité, même si ça veut dire dîner à 17h30.
Aujourd’hui, ils y tiennent tellement que Jul’High (le vrai nom de Julie) — qui ne bossait même pas en ce jour — est venue cette après-midi là uniquement pour partager le repas et goûter la fameuse blanquette.


